Le sommeil paisible interrompu par la sonnerie de ton réveil, tu sortis prestement de ton lit, prête à entamer cette dernière journée avant ton prochain jour de congé. Tu avais déjà promis à Maja que tu l’emmènerais au cinéma, avant de faire un tour au centre commercial pour lui acheter quelques vêtements d’hiver et une peluche qu’elle avait repérée auparavant.

Enfin, tu devais avant tout penser à cette journée de travail que tu avais devant toi, et quoi de mieux qu’une petite tasse de café noir pour te réveiller, alors tu enfilas ton peignoir et tes chaussons avant de descendre pour rejoindre la cuisine du château.

Seule dans la petite pièce, tu glissas une dosette de café dans la machine avant d’attraper une tasse. Tu avais l’habitude de ne croiser aucune dragonne de la colonie le matin : tu étais généralement celle qui se levait le plus tôt, alors tu ne les voyais que le soir. Maja non plus, ne se réveillait pas aux aurores.

Avalant ton café d’une traite, tu déposas ton mug dans l’évier avant de retourner dans ta chambre. Là, tu fis glisser ta robe de chambre qui rejoint le sol, avant d’enfiler un premier bras dans une manche de chemise, et de remarquer le duvet de poil plus dense qu’à la normale sur ta peau. Étrange, tu ne te rappelais pas avoir déjà eu des avant-bras aussi… fournis. Confuse, tu te déplaças de quelques pas sur la gauche pour te positionner en face du miroir.

Une carrure plus épaisse, une chevelure brune, et un visage strict et fatigué… Oh non.

Non, non, non. Tout, mais pas ça.
Pourquoi est-ce qu’au lieu de refléter la silhouette d’une femme à la crinière rouge, tu ne voyais sur ton miroir que le regard désapprobateur de ton chef ?

Peut-être n’était-ce qu’une illusion.
Oui, un rêve éveillé, qui s’estomperait quand tu serais un peu moins endormie.

Tu ne pouvais décemment pas manquer une journée de travail sous prétexte que tu avais des hallucinations ; et puis, prévenir le matin même que tu n’étais pas disponible, non, ce n’était pas professionnel. Alors tu fouillas dans ta garde-robe, avant d’y pêcher des vêtements assez amples pour convenir à une carrure masculine. Tant pis, tu irais travailler en pull de Noël, et jean délavé.

Honnêtement, tu ne savais plus quoi penser : si ce n’était qu’une illusion, tu n’aurais eu aucun mal à enfiler tes vêtements. Hélas, tu avais senti, en essayant d’enfiler ta chemise, que tu l’aurais sûrement abîmé, voire même déchirée, si tu avais forcé. Quelque chose n’allait pas. Tu avais l’apparence de Heinrich Jäger, et tu ne savais pas pourquoi.

Cela dit, tu avais un petit espoir : les dragons de la brigade. Peut-être qu’un de tes collègues arriverait à régler la situation, ou au moins à y apporter un peu de lumière. Et puis, tu avais de la chance dans ton étrange malheur : ton chef était en repos, aujourd’hui.

Sans perdre plus de temps, tu pris tes affaires, et sortis du château. Tu hésitas un instant devant ta voiture, avant d’opter pour une marche jusqu’au QG de la brigade. Si les collègues voyaient qu’Heinrich s’était rendu au travail avec une autre voiture que la sienne, ils se rendraient compte de la supercherie.

Une fois devant le bâtiment, tu pris une profonde inspiration pour détendre tes muscles, avant d’entrer. Plutôt mal à l’aise et nerveuse, tu esquivas autant de collègues que possible, et tu ignoras ceux qui te saluèrent et se demandèrent sûrement pourquoi tu étais mal coiffé et étrangement vêtu. Tu n’étais pas sûre, mais tu pensais que c’était une réaction appropriée : le chef répondait souvent à tes remarques et interrogations par un silence, alors il en faisait probablement de même avec les autres.

Ce n’est qu’à quelques pas de son bureau que tu t’arrêtas : tu avais besoin d’aide, et te cacher dans son bureau ne serait d’aucune utilité. Après un rapide scan visuel des environs, tu remarquas l’agent Loscher. L'homme semblait discret et fiable, alors tu t’approchas de lui.

— Agent Loscher, dans mon bureau, dis-tu avec une voix faussement assurée et froide, on m’a transmis des documents qui doivent être traduits.

Tu fis bien attention à ne pas dire que tu avais besoin qu’il les traduise : Heinrich n’avait besoin de personne, surtout pas si c'était un dragon. C’était un ordre, pas une demande amicale.

Accompagnée du traducteur, tu finis par pénétrer dans le bureau du chef de la division.

Comme tu t’y attendais, le bureau du chef de la division de sécurité était particulièrement sobre et dénué de vie : au centre de la pièce se trouvait un bureau, avec un ordinateur que Heinrich ne savait peut-être pas utiliser, et des piles de dossiers empilés. Près de l’appareil, un fauteuil noir, et des étagères. Si la salle n’était pas particulièrement décorée, un énorme squelette trônait néanmoins à seulement quelques pas de la porte : sa simple présence te rendait légèrement mal à l’aise.

Tu pris une grande inspiration pour trouver le courage de te retourner vers ton collègue, juste après avoir fermé la porte : personne ne devait entendre la conversation qui allait suivre, autant pour toi que pour le chef de division.

— Je ne vais pas y aller par quatre chemins, dis-tu avec le même ton que l’agent Jäger. J’ai un… léger problème, et j’ai besoin de votre expertise.

Troublée, tu réfléchis à la manière dont tu allais avouer que tu n’étais pas Heinrich, et que tu ne voulais plus lui ressembler. L’agent en face de toi allait sûrement te prendre pour une folle, il allait sûrement se dire que le chef de division était devenu sénile, ou qu’il était moins pour l’hôpital psychiatrique. Si ce dernier point se passait de commentaire, apercevoir un membre important de la brigade clamer haut et fort qu’il était une femme, ça ne passerait pas inaperçu.

— Très bien, ajoutas-tu alors que tu perdis toute contenance et que la panique revint sur ton visage. Je ne suis pas l’agent Jäger… Avant que vous me preniez pour une folle, je suis Wilhelmina Escher, une agent de terrain. Je me suis réveillée ce matin, et je ne sais pas du tout pourquoi, mais j’avais cette tête et ce corps.

Honnêtement, tu ne savais pas exactement comment prouver que tu ne mentais pas. Tu fis quelques pas en arrière, approchant du squelette, et te pinças l’arête du nez.

— Je me doute que ça ne vous soit jamais arrivé, mais peut-être que vous connaissez un dragon qui est capable de changer le physique d’une personne…

Et si tu étais coincée à jamais avec le corps d’un cinquantenaire bougon, et que même la magie d’un autre dragon se révélait inefficace pour résoudre ce problème ?

Heureusement, l’agent Loscher ne sembla pas remettre en question tes paroles, et le ton de sa voix, plus doux que lorsque le traducteur pensait s’adresser au chef de la division, te fit croire que tu avais effectivement trouvé une personne fiable pour te venir en aide. Et puis, sa proposition de fouiller dans l’ordinateur de l’agent Jäger pour récupérer la liste des dragons et de leurs pouvoirs était une excellente idée pour une première piste.

Enfin, est-ce que le chef Jäger avait accès la liste de recensement des dragons civils, tu n’étais pas tout à fait sûre. Cela dit, il aurait sûrement quelque part une liste avec toutes les informations concernant ceux de la brigade. Connaître son ennemi pour mieux le combattre…

— Bonne idée, peut-être que nous trouverons un dragon expérimenté dans l’altération d’apparence, ou capable d’annuler les pouvoirs et maléfices…

Silencieusement, tu réfléchis à sa question. En toute honnêteté, tu ne te souvenais d’aucun aliment, plat ou potion étrange susceptible d’être à l’origine de ton malheur. Tu avais simplement mangé le repas préparé par Rosalija, et tu savais qu’elle n’était pas farceuse. En revanche, elle avait été aidée par Evana, et cette diablesse ne lésinait pas sur les potions et les poisons, alors peut-être avait-elle glissé un petit ingrédient mystère dans la cocotte. Mais, si c’était bien elle, l’origine de ta transformation, qu’en était-il de Maja ? Ta fille avait goûté le même plat que toi. Est-ce que si tu étais passée dans sa chambre ce matin avant d’aller travailler, tu aurais retrouvé un cinquantenaire dans son lit, à sa place ?

— Suspect, je ne pense pas…

Angoissée par la possibilité que Maja et toi aviez été empoisonnées par une dragonne de votre groupe, tu ne manquas pas de croiser les bras et d’amener une main vers ton visage pour te ronger un ongle. Si tu ne te forçais pas à rester scotchée sur place en présence d’un collègue, tu ferais déjà les cents pas dans la pièce, à retourner le bureau de Heinrich.

Lorsqu’on frappa soudainement à la porte, tu sursautas et laissas échapper un « oui » par mégarde et automatisme, invitant par la même occasion cet inopportun au timing désastreux. Surprise, tu reculas, suffisamment pour effleurer un os du squelette de dragon. Celui-ci bougea à peine, mais quand tu te retournas pour vérifier que tu ne l’avais pas abîmé, ton coude heurta de plein fouet le fémur, qui ébranla la silhouette blanche toute entière. La secousse provoqua un déséquilibre du squelette, dont la partie haute du corps s’écroula vers la porte, et sur le malheureux qui venait d’entrer.

Mortifiée, tu ne pus que plaquer une main contre tes lèvres, empêchant ainsi la voix grave et virile de ton chef résonner dans un cri d’effroi digne d’une demoiselle en détresse.

Silencieuse et interdite, tu avais perdu toute ta contenance, incapable de réagir alors qu’un brigadier se retrouva piégé entre les côtes du squelette de dragon trônant jusque là dans le bureau du chef de division. Heureusement, l’agent Loscher prit la situation en main, et aida le pauvre homme avant de traverser le petit mètre qui le séparait de la porte pour la fermer, et s’assurer que personne n’avait entendu ce vacarme. Lorsqu’il prononça ton nom, tu sortis enfin de cet état de transe paralysant.

— Mmh, hésitas-tu un instant avant d’abandonner tout espoir de contenir cet incident. Puisqu’il le faut… Je ne suis pas Heinrich Jäger, malgré mon apparence, mais une brigadière de la division de sécurité, Wilhelmina Escher. Je me suis réveillée ce matin sous les traits du chef, et je ne sais pas comment revenir à mon état normal. Je suis désolée pour le squelette de dragon, j’ai été surprise par votre arrivée soudaine.

Tu soupiras : tu savais déjà que ce nouveau venu n’aurait sûrement aucune piste tangible, aucune idée concrète pour t’aider à te débarrasser de cet accoutrement. En revanche, tu repensas à ce que le brigadier de la division civile avait dit : peut-être qu’un dragon serait capable de résoudre ce problème, ou au moins d’y apporter un peu de lumière.  

— Je vais voir si l’agent Jäger a une liste des dragons de la brigade, dis-tu en approchant du bureau pour allumer l’ordinateur portable.

Honnêtement, tu ne savais même pas s’il l’utilisait vraiment, ou si c’était juste une décoration. En attendant, tu essayas de le démarrer, mais évidemment, il fallait un mot de passe pour accéder à son contenu. La panique commença à monter de nouveau alors que tu entras les combinaisons simples comme 1234 ou même Heinrich. N’avait-il pas un fils, peut-être était-ce sa date de naissance ? Tu appuyer sur tous les boutons de l’ordinateur, convaincue que l’appareil allait abandonner sa requête d’un mot de passe valide, si bien que tout à coup, il afficha un écran bleu. Tu n’étais pas familière avec la technologie, mais tu savais qu’un plantage, ce n’était jamais bon signe.

Sans patienter davantage devant un tel écran, tu redémarras l’ordinateur. Quand il s’alluma enfin, tu l’ignorais encore à ce moment-là, mais tu avais devant les yeux le mode sans échec, écrit dans une langue qui t’était inconnue. Enfin, tu pouvais supposer que c’était une langue, mais difficile à dire avec tous ces petits bonhommes avec des yeux… Et pourquoi est-ce qu’on aurait dit une paire de fesses, parmi toutes ces boucles ?!

— Je… je crois qu’on a un petit problème, finis-tu par lancer en direction des deux hommes.

Quelqu’un connait le singhalais ?